Depuis le début du XXIe siècle, plus de trente pays sur les différents continents ont adopté des politiques publiques ou des lois la concernant. Au regain de pratiques amorcé dans le dernier tiers du XXe siècle s’est ainsi ajouté une reconnaissance inédite; elle ne signifie pourtant pas que l’économie sociale et solidaire se soit imposée de manière définitive. Il importe d’analyser dans leur complexité ces processus d’institutionnalisation, entre normalisation et transformation sociale.

Un enjeu politique à expliciter

Quelques exemples suffisent à illustrer la variété des trajectoires empruntées. Certes des pays font figure d’exception, c’est le cas du Venezuela où l’Etat a impulsé avec H. Chavez une action en faveur des coopératives ; des associations communautaires pour le travail, l’épargne et la consommation ; des entreprises de propriété sociale communale ; des groupes d’échanges solidaires. Ce programme ambitieux se heurte toutefois « au double obstacle d’un Etat bureaucratique résistant aux nouvelles politiques, et d’une société dépourvue d’organisations suffisantes, qui n’arrive pas à faire des propositions de manière autonome ou à appliquer les consignes de l’Etat». Comme le précise Coraggio d’importantes ressources tirées de la rente pétrolière ont été investies pour encourager la création de coopératives mais seules 10% fonctionnent. Si un tel volontarisme reste exceptionnel1, par ailleurs, quelques itinéraires-types d’institutionnalisation se dégagent malgré la disparité des processus nationaux.

Pour les gouvernements Kirchner en Argentine l’économie sociale, mais aussi pour certains responsables du gouvernement brésilien l’économie solidaire, sont avant tout considérées comme les canaux à travers lesquels peuvent être diffusées des nouvelles politiques sociales relevant d’un Etat actif, les dispositifs du programme « Argentina Trabaja » jouent à cet égard un rôle proche de celui que les dynamiques solidaires sont censées favoriser dans le sillage du revenu minimum qu’assure « la bourse famille » au Brésil, à savoir intégrer sur le marché du travail des personnes auparavant exclues. Dans cette perspective l’ESS reste une sous-économie destinée aux pauvres qui, à travers elle, peuvent se réinsérer ; elle ne constitue qu’un sas destiné à préparer le retour dans l’économie marchande qui continue à être synonyme de normalité. A ce titre l’ESS s’inscrit dans des controverses qui tiennent à la révolte des classes moyennes contre les politiques pour les pauvres estimées trop dispendieuses, surtout en Argentine. Pour ce qui est du Brésil les programmes sociaux assistantiels et court-termistes auxquels a été affectée l’ESS par les franges les plus orthodoxes du gouvernement national ont fait l’objet de protestations, tant de la part du Secrétariat national de l’économie solidaire (SENAES), au sein du Ministère du travail, que du Forum brésilien d’économie solidaire (FBES) qui se définit comme un mouvement social regroupant les entrepreneurs solidaires, les réseaux et accompagnateurs de la société civile comme des responsables publics. Un organe de consultation et de proposition, le Conseil national de l’économie solidaire, a été créé conformément à la possibilité offerte par la Constitution de 1988 de favoriser la rencontre entre fonctionnaires du SENAES et acteurs sociaux du FBES, ce qui témoigne d’un souhait partagé de co-construction des politiques publiques et d’une réaction contre l’utilisation des expériences comme outils de mise en place d’une Etat social actif.

Dans d’autres pays, parmi lesquels l’Espagne et la France pour ce qui est de l’Europe, l’ESS est plutôt abordée comme un secteur de petites et moyennes entreprises dont le développement est souhaité par les gouvernants parce qu’il présente des garanties, par la structure de son capital, quant à sa localisation pérenne sur les territoires où il est implanté. Toutefois le changement d’échelle espéré par l’entremise d’une loi-cadre nationale ne peut guère générer les résultats escomptés parce qu’il reste imprégné d’une vision « entreprisiste », selon laquelle des expériences réussies sur le marché seraient de nature à promouvoir le modèle par leur valeur d’exemplarité. Or, comme mentionné dans le huitième chapitre, ce projet de diffusion a montré ses limites dans l’histoire en engendrant une banalisation des coopératives et mutuelles. Certes il est important que des entreprises à propriété collective fassent la preuve qu’elles peuvent s’imposer dans des environnements concurrentiels mais une stratégie basée sur ce seul levier est hypothéquée par la force de l’isomorphisme marchand. Elle ne peut donc procurer la base d’un essor significatif. Cette orientation présente en effet la faiblesse de donner la priorité aux composantes marchandes et de négliger les composantes non marchandes, ce qui est en décalage avec la composition contemporaine de l’ESS dont la majeure partie est constituée d’associations, 80% de l’emploi dans l’ESS pour la France.

Cette sous-estimation de la dimension associative et en particulier des initiatives citoyennes apparues dans les dernières décennies du XXe siècle s’explique en partie par ce biais « industrialiste » évoqué par D. Demoustier qui amène à ignorer le poids en leur sein des activités d’action sociale2 et leurs rapports à l’action publique. Les définitions de l’ESS qui l’assimilent à la sphère privée selon la loi espagnole ou aux personnes morales de droit privé selon la loi française orientent les discussions sur la pertinence d’une démarche inclusive intégrant les entrepreneurs sociaux mais laissent de côté la dimension publique des initiatives sur laquelle insiste l’économie solidaire. Les cadrages nationaux, s’ils sont largement influencés par cette vision privée traditionnelle dans l’économie sociale, comportent par ailleurs des aspects positifs, avec par exemple en France la réaffirmation de la légalité des subventions pour les financements associatifs ou la reconnaissance d’innovations, comme les pôles territoriaux de coopération économique, les circuits courts3, les monnaies locales4. Surtout ils sont débordés par des politiques menées au niveau méso-économique, régional et local, comme celles menées en France et mutualisées au sein du Réseau des territoires pour l’économie solidaire ou celles menées5 par la municipalité de Barcelone en concertation avec la Xarxa d’economia solidaria.

Au total si l’utilisation de l’ESS dans un objectif d’insertion présente le risque d’en faire un secteur social d’appoint, voire un sous-service public, son identification avec un ensemble d’entreprises particulières du point de vue de leur objet ou de leur propriété présente le danger de n’en faire qu’un élément subsidiaire d’un secteur marchand pour l’essentiel inchangé. Dans les deux cas, l’ESS, en dépit de nouvelles politiques dédiées, demeure inféodée à l’Etat ou au marché. Une véritable transformation suppose de sortir de ce dualisme pour aller vers une nouvelle architecture institutionnelle conférant à la société civile une légitimité égale à celle détenue par le marché et l’Etat, dans un scénario que l’on peut qualifier d’économie et de démocratie plurielles conformément à l’orientation théorique formulée plus haut.

La traduction de ce scénario en termes institutionnels a commencé, en particulier avec les constitutions votées dès 2008 en Bolivie et en Equateur qui présentent l’originalité de se détourner de la croissance maximale pour lui préférer le « bien vivre ». Ce terme traduit des langues indiennes (aymara, kichwa, quechua) évoque celui de « livelihood » employé par Polanyi pour mélanger références à la subsistance et à la « vie bonne » au sens d’Aristote. Quatre équilibres sont visés : des êtres humains en tant que personnes, entre êtres humains, des êtres humains avec la nature, entre les collectivités d’êtres humains. Selon les rédacteurs de la constitution équatorienne, la réalisation d’un tel objectif passe par le renoncement au monopole économique détenu par un capitalisme sans fin qui menace la planète. C’est pourquoi est adoptée une stratégie explicite d’économie plurielle. Contre le tout marché, ce n’est pas le tout Etat qui est prôné mais un système économique ayant vocation à devenir social et solidaire dans son ensemble, en incorporant une pluralité de formes : entreprises privées et publiques mais aussi unités domestiques produisant pour l’autoconsommation, unités familiales incluant des initiatives entrepreneuriales et entités autonomes de travail indépendant. L’économie populaire et solidaire qui s’y adjoint repose, quant à elle, sur des organisations émanant de liens héritées ou construits : communautés, coopératives, associations. En outre l’économie solidaire ne se limite pas aux initiatives populaires mais s’élargit aux entités publiques. Un mouvement descendant s’attache à compléter le mouvement ascendant puisque des gouvernements locaux soutiennent entre autres la souveraineté alimentaire ou des réseaux d’échange avec des monnaies locales.

L’implantation d’une économie plurielle ne saurait être concevable sans une démocratie plurielle qui dépasse les mécanismes de représentation et refuse tant une perception de la société civile restreinte au marché que le repli de la puissance publique sur ses fonctions régaliennes. Toujours en Equateur, après un moment insurrectionnel, l’Etat a sollicité la société et cinquante mille projets ont été élaborés dans la préparation de la Constitution. D’aucuns estiment que la personnalisation du pouvoir a entraîné l’abandon de ses principes. Néanmoins, un lien étroit reste présent entre économie et démocratie plurielles considérées comme se conditionnant mutuellement. De même, « la reconnaissance du pluralisme économique, ainsi que politique et culturel est affirmée comme le fondement du nouvel Etat bolivien et apparaît effectivement comme une condition indispensable à l’approfondissement de la démocratie » dans un contexte où la mobilisation de la société entre 2003 et 2009 a été spectaculaire. Les cas équatorien et bolivien ne sont pas exotiques. Quelles que soient les dérives autoritaires les affectant, ils contribuent à enrichir le patrimoine international de réflexions en faveur d’une ESS innovante par leur reconnaissance institutionnelle de l’économie et de la démocratie plurielles. Ils mettent en évidence que la défense du pluralisme ne peut être confondue avec un plaidoyer pour une société pacifiée. Elle est un enjeu de luttes sociales ; luttes pour faire admettre la diversité de l’économie réelle malgré la domination de la science économique orthodoxe au niveau théorique et celle de l’économie marchande capitaliste au niveau pratique ; luttes pour ancrer cette diversité dans des politiques publiques qui instituent des processus participatifs permettant de faire valoir des composantes de l’économie auparavant délaissées. Au demeurant, des collectivités en Europe ont déjà exploré des pistes relevant de la même logique : appels d’offres avec clauses sociales et environnementales, financement de forums et d’assises pour soutenir la participation citoyenne, chartes d’engagement réciproque avec des prestataires associatifs prenant en compte leurs contributions à l’emploi mais aussi à la cohésion sociale et à la démocratie participative, politiques d’achat en faveur du commerce équitable. Les opportunités ne manquent pas, sachant que, par exemple, les marchés publics représentent 15% du produit intérieur brut dans l’Union européenne.6

Ce texte est développé dans un ouvrage à paraître le 25 août 2016 « L’économie sociale et solidaire – Théories, débats et pratiques » (Seuil).

1 Au moins dans le contexte actuel parce qu’il rappelle les promotions de coopératives autrefois orchestrées par les Etats communistes en Europe de l’Est ou en Afrique qui ont durablement entaché la crédibilité de ces organisations.

2 Qui est pourtant de loin le premier secteur de l’ESS, avec un salarié sur trois, comme le constate au niveau régional l’Observatoire de l’économie sociale et solidaire en Ile-de-France

3 Voir pour la présentation des PTCE et des circuits courts, le site du labo de l’ESS : http://www.lelabo-ess.org/

4 C. Fourel, 2015

5 Voir le site du RTES : http://rtes.fr/

6 Pour ce qui est de la France, la quasi-totalité des régions incluent l’économie sociale et solidaire dans leurs Schémas régionaux de développement économique (SRDE)