Article de Alternativas Económicas/El Diario.es du 24 janvier 2017 de Pere Rusiñol

Dans les années 1970, le désir de venir à bout du capitalisme et d’avancer vers une société plus juste pouvait pousser certains à prendre les armes. Aujourd’hui, de cette même impulsion, peuvent émerger une analyse SWOT et un business plan.

L’économie solidaire, un segment de l’économie sociale qui pose ouvertement comme postulat la transformation sociale à partir de l’activité économique – l’entreprise, la consommation — a cessé d’être une utopie sympathique et est devenue une réalité plus tangible et en expansion. En Espagne, elle est passée d’une facturation de 171 millions d’euros annuels à 378 au cours de la dernière décennie et a fait irruption dans des secteurs qui, il y a peu, semblaient inatteignables comme l’énergie, la banque et les télécommunications par l’intermédiaire de coopératives qui commencent à offrir le même éventail de services que les multinationales, mais avec un fonctionnement et des objectifs aux antipodes.

Le secteur, qui pivote dans son organisation autour du REAS (Red de redes de Economía Alternativa y Solidaria), réseau qui s’est articulé en 1995 à la suite d’une des rencontres Idearia qui ont lieu à Cordoba, a brisé la coquille de l’oeuf et s’est ouvert au monde extérieur sans peur de se mélanger et de tenter de transmettre le virus à d’autres : en premier lieu, à l’ensemble de l’économie sociale – qui selon les chiffres officiels emploie en Espagne 2,2 millions de personnes et génère 10 % du PIB – mais aussi aux petites et moyennes entreprises, aux entreprises marchandes à vocation sociale et jusqu’à l’Administration, profitant surtout de l’impulsion de la vague de transformation dans les grandes villes, dont l’épicentre se trouve à Barcelone qui aspire à se convertir en référent international de l’ »économie plurielle ».

Economie bonsaï ?

L’économie sociale dans son ensemble, qui en Espagne est représentée par le CEPES, dont REAS forme partie, a déjà par définition des caractéristiques propres qui la distinguent de l’économie marchande classique : elle est organisée en coopératives, entreprises de l’économie sociale, mutuelles, fondations et associations, le facteur central est le travail ou une finalité sociale déterminée au lieu du capital ou des dividendes, en conséquence de quoi, l’emploi stable est un objectif prioritaire et l’axe qui structure toute l’activité qui s’organise de façon plus démocratique et équitable.

Mais l’économie solidaire souhaite aller plus loin : elle aspire à contribuer activement à une transformation du modèle économique qui vienne à bout du capitalisme, comme l’écrit Jordi Garcia, une des principaux moteurs du mouvement, très influencé par ce que fut le Forum Social Mondial de Porto Alegre, et qui alerte sur le danger de « se conformer à n’être qu’une éternelle économie bonsaï ». « Dans ces moments, résister ne suffit pas. L’Economie Sociale et Solidaire a un autre visage : celui de mouvement social. En tant que tel, nous devons contribuer plus activement encore à transformer le capitalisme et à le remplacer par un autre système économique plus juste, plus démocratique et plus durable ».

Pour ce secteur, il ne suffit pas de se satisfaire du fait que la forme juridique de l’entreprise est coopérative, sinon qu’il est nécessaire d’explorer avec attention ce qu’elle fait, comment elle le fait et quel impact elle a », comme le dit Xavier Teis, de la Coop57, un des outils financiers clé de l’économie solidaire, présente dans six des communautés autonomes et qui gère 32 millions d’euros. Teix explique que cette coopérative de services financiers ne décide pas seulement si elle accorde un crédit en fonction des critères de la banque traditionnelle – sur la capacité à rembourser – ou selon l’impact social isolé du projet qui se financera –est-il écologique ?–, sinon qu’elle examine l’entreprise dans son ensemble en utilisant des critères de fond : »Si une entreprise tout à fait viable nous demande un prêt pour installer des panneaux solaires, mais que son activité est polluante ou démontre d’énormes différences de salaires, nous n’accorderons pas le prêt en question », explique-t-il. Et il ajoute : »La raison d’être de Coop57 est de financer des projets qui aident à la transformation sociale ».

Xavi Palos, fondateur de la Xarxa d’Economia Solidària de Catalunya (XES), sœur de REAS, décrit un autre exemple très illustratif : « Imagine-toi une entreprise qui fabrique des armes et décide de se transformer en coopérative : c’est une bonne nouvelle ? qu’est-ce que cela nous apporterait ? » Attention : les relations avec le mouvement coopératif —et l’ensemble de l’économie sociale –sont bonnes et une partie substantielle des acteurs de l’économie solidaire sont aussi des militants du coopérativisme comme Palos, lui-même, qui a travaillé pendant plus de 20 ans dans la messagerie Trevol et préside la Fundació Roca i Galès de promotion du coopérativisme. Mais dans cette perspective, le pari coopératif serait plutôt une cause nécessaire, mais non suffisante : un point de départ plutôt qu’un point d’arrivée.

Dans cette perspective, l’audit ou bilan social est particulièrement pertinent, il s’agit d’un outil qui analyse en profondeur l’intérieur de l’entreprise pour savoir comment elle fonctionne et quel impact réel elle a sur la société. Cette évaluation se fait non pas à partir des routines des audits classiques, qui se centrent sur les comptes de résultats, mais en partant d’une autre logique : existe-t-il des canaux ouverts pour la participation démocratique ? Quelles sont les différences salariales ? Y-a-il égalité de genres ? Existe-t-il des voies de conciliation familiale ? L’activité de l’entreprise bénéficie-t-elle au territoire dans lequel elle opère ?

Après de nombreuses années d’essai, ces audits sociaux ont produit des standards internationaux accompagnés d’indicateurs mesurables que les organisations adaptent ensuite à leur réalité concrète avec des outils technologiques simples et mis à disposition de toutes les entreprises intéressées. Elles obtiennent ainsi aussi une sorte de certification qui, selon les enquêtes, sont de plus en plus demandées par les consommateurs.

Toute cette construction de plusieurs étages (entreprises dans lesquelles ce n’est pas le capital qui commande, démocratiques, équitables, génératrices d’emplois stables et qui aspirent à servir aussi à la transformation sociale) requiert des fondations solides, sinon elle risque de s’effondrer. Dit autrement, les entreprises doivent être aussi viables, bien gérées et avec des bilans sains et générateurs d’excédents – en plus de leurs objectifs – des prémisses que tous et toutes ne voyaient pas toujours clairement par le passé mais qui sont maintenant partagées. « Ce n’est pas une économie de hippies : nous savons tous et toutes que pour atteindre nos objectifs, nous devons tout d’abord avoir dans les mains des entreprises viables et bien gérées, tout en ayant des critères cohérents avec ce que nous cherchons à créer », souligne Palos.

« Aucun mot ne nous fait peur : économie, entreprise, marché, gestion…Nous y ajoutons l’adjectif social car dans le contexte hégémonique qui est le nôtre, les mots signifient ce qu’ils signifient, mais nous sommes tout à fait conscients qu’il faut faire ça bien et que ce soit des entreprises viables », renchérit Carlos Rey, secrétaire technique du REAS.

Lire la suite de l’article (en espagnol) : http://www.eldiario.es/alternativaseconomicas/Economia-Solidaridad-Crisis_6_605149489.html